Nana, "la marquise de hauts trottoirs" d’Émile Zola, est apparue pour la première fois dans son roman L’Assommoir, où l'auteur la présente par ces mots : "Elle sentait la jeunesse, le nu de l'enfant et de la femme ». Nous sommes en 1877 et quelques mois après la parution du roman, Édouard Manet, ami du romancier, peint une scène d'intérieure qui semble faire échos au texte de Zola.
Qu'y voit on? Une jeune fille blonde en pied, vue de profil mais le visage tourné dans notre direction. Elle est vêtue d'un corset bleu, de bas bleus brodés et d'un jupon d'un blanc profond. Elle se tient debout, droite, face à un miroir d'homme qui sert généralement pour le rasage. Dans les mains elle tient une houppette et ce qui semble être un tube de rouge qu'elle porte à ses lèvres. Elle est placée devant un canapé assez luxueux, de velours pourpre, sur lequel sont posés des coussins et où un homme est assis. Celui ci est vêtu comme un gentilhomme, en redingote, avec canne et chapeau haut de forme. A l'arrière plan on aperçoit un paravent sur lequel est représenté un oiseau, une grue synonyme à l'époque de prostituée. Entre la jeune femme et le mur, sont disposées une luxueuse commode ainsi qu'une chaise sur laquelle la femme semble avoir jeter négligemment le reste de sa tenue. L'homme est coupé par le cadrage, laissant donc le premier plan libre afin que la jeune femme puisse y évoluer à sa guise. La tête tournée vers nous, elle semble chercher le spectateur du regard sans se soucier de l'homme assis. Depuis son passage chez Monet à Argenteuil au début des années 1870, la touche de Manet avait quelques peu et ici, elle est hachée presque esquissée en certains points.
[Nana, Edouard Manet en 1877]
Refusée au Salon pour atteinte aux bonnes mœurs, cette toile présente un aspect de la société bourgeoise, un aspect tabou, un secret de polichinelle concernant les prostituées auxquelles les hommes riches s'attachaient. On imagine que l'homme de cette toile n'est pas qu'un simple client, mais l'un de ces riches messieurs qui entretenaient de manière presque paternelle les prostituées. Pour autant, la façon dont le cadrage le coupe et ses yeux mi-clos semblent dire que cet homme est peu important pour la jeune femme autour de laquelle tout le monde se pressent. Or, le peintre ne se veut pas moraliste, ni même gardien d'une quelconque pudeur, il ne porte aucun jugement sur la scène. Cette observateur élégant retranscrit le monde qu'il connait et prend plaisir à en dépeindre les multiples facettes. Plus que la perversité de la prostitution, ce qui intéresse Manet c'est son univers.
Ce thème actuel avait donc déjà été évoqué par Zola, qui le ré-exploitera dix huit mois après l'achèvement cette toile dans un roman du même nom. D'ailleurs, on peut imaginer que cette Nana de Manet soit une référence à celle de l'Assommoir, et que nourris par la peinture de Manet, Zola se soit inspiré à son tour de la toile pour rédiger Nana. On connait l'amitié qui unissait les deux hommes et d'ailleurs, l'un de leur contemporain écrivit « quand parut le roman de m. Zola L'Assommoir, M. Manet peignit , en se confrontant à l'impression donnée par le livre, une Nana à l'age de dix-huit ans, grandie et déjà garce. C'est essentiellement une parisienne, une de ces femmes, devenues grassouillettes avec le bien être, de taille frêle élégante ou excitante (…) une file blonde, plantureuse, superbe, d'une fraicheur paysanne ». Il semble évident que le peintre et le romancier se soient inspirés mutuellement, dans un système de vases communiquant.
Ici, Nana prend le spectateur à témoin de ses charmes et de son pouvoir érotique, elle le cherche du regard comme pour lui dire « voit comme je suis belle, comme je manipule les hommes ». Pour Nana, Manet fit d'ailleurs poser Henriette Hauser, fameuse actrice du théâtre de boulevard appréciée par le public et par les hommes. Quant au paravent japonisant du fond, on sait qu'il ornait l'atelier du peintre qui appréciait les beaux tissus et les belles parures. Car, outre les mœurs qu'il se plaisait à observer et à dépeindre, Manet était tout autant fasciné par la mode, les parures et les atours de son époque. Aussi représenta-t-il souvent des femmes en habits contemporains, soignant avec précision leurs tenus et le rendu des matières. A l'instar de Mallarmé qui écrivait une rubrique de mode, Manet nourrissait une forme de fascination pour la coquetterie féminine et l'élégance typique de la mode parisienne. Il va de soi que la courtisane et ses parures aguicheuses ne pouvaient qu'intéresser le peintre qui s'attache aux moindres détails des vêtements, comme les bas serré, les fines dentelles, les petites chaussures ou encore le corset qui à cette même époque, se libère en couleur et se garni de fanfreluches. « La soie, c’est la marque de fabrique des courtisanes qui se louent cher » disait Huysmans.
[Olympia, Édouard Manet, 1863]
Comme dans Olympia, réalisée 15 années auparavant, Manet récupère le thème de la courtisane, mais ici les références au passé dont regorgeait Olympia ont disparut. Par ailleurs dans Nana, le nu passe par une lingerie contemporaine mais la tension érotique n'en ai pas moins absente. On a même l'impression que la lingerie fine rend cette femme encore plus charnelle, plus mystérieuse aussi. Cette barrière de tissue qui cache son corps la rend plus désirable que si elle avait été nue, offerte. Là, Nana joue encore avec les hommes, c'est une femme-enfant, une coquette dont les charmes passent avant tout par la parure. Son regard espiègle et son attitude polissonne rendent compte d'une fraicheur juvénile que le vice n'a pas encore (trop) sali. » Huysmans, encore lui avait d'ailleurs affirmer que « le tableau de M. Manet sent le lit défait, qu’il sent en un mot ce qu’il a voulu représenter, la cabotine et la drôlesse. "
Pour l'anecdote, on raconte que, quand le tableau fut exposé dans une vitrine, il fit naitre une émeute, tant les badaud se pressaient pour le voir.
Quand Zola a dit qu'il faisait une « observation de surface aiguisée de mots, fleuris par la mode », il parlait de lui même, mais cela peut aussi s'appliquer à Manet qui dans son propre langage, met en scène les mœurs de son époque.